Cantar brespes aban mayties

Posted on 24/07/2012

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J’entends régulièrement cette phare : « Internet va tuer le journalisme« . Et plus le temps passe, plus je me dis que la bonne formulation serait plutôt : « à cause d’Internet, les journalistes vont tuer leur média« .

Nombre d’auteurs illustres, universitaires et journalistes, ont écrit, print ou web, sur la nécessaire adaptation de notre profession aux outils nouveaux et à l’évolution qui doit les accompagner. Tout a sans doute déjà été produit sur ce point. Mais malgré cela, je constate que la force de résistance est intacte dans nombre de rédactions.

Tournons les choses autrement.

Une rédaction peut-elle aujourd’hui survivre hors du numérique ? Cela me paraît peu probable pour un journal écrit, quelque soit sa fréquence de parution. Mais qu’en est-il des médias audiovisuels ? la radio, la télévision ont-elles besoin du web ? En particulier alors que l’orientation de la pratique sociétale de consommation de l’information tend vers le multi-écrans. Plus d’images de télévision, par exemple, pourraient-elles suffire à compenser la « latence » des journalistes télé à s’intéresser spécifiquement au web.

Je ne pense pas. L’image multi-écrans sera forcément spécifique, s’appuyant sur d’autres critères : durée, qualité, interactivité, commentaire ou pas, interviews isolées ou mises en perspective, etc.

En complément, l’une des questions récurrentes porte sur la capacité de journalistes audiovisuels à fournir de l’écrit. « A raconter une histoire, avec peu ou pas d’images » me disait récemment l’un de mes collègues, féru lui, de NTIC.

Cette question en induit deux autres, qui me semblent extrêmement importantes : le web relève-t-il des canons de la presse écrite et les journalistes de télévision savent-ils raconter sans image(s) ?

Les journalistes de télévision savent-ils raconter sans image(s) ?

De moins en moins probablement. Logique quand la base imposée du reportage est l’interview, celle qui cautionne et valide. Là où ce devrait-être la parole du journaliste lui-même qui devrait valider une information. Sauf que depuis de trop nombreuses années, par le fait de son encadrement le plus souvent -parfois également pour copier la « technique éditoriale » du média voisin- le fait pour un journaliste de se placer devant la caméra pour raconter un évènement plutôt que d’assembler des morceaux d’images d’archives ou prétexte a été estampillé « j m’enfoutisme » au pire, « égo démesuré » au mieux. Un procès facile dont sont rarement victimes les journalistes de presse écrite et de radio, capables de raconter un évènement, même sans témoignages, simplement en faisant vivre les choses vues et entendues (ambiances, sons, etc.).

En quoi un journaliste de télévision ne pourrait-il très régulièrement en faire autant ?

« Parce que la télévision c’est de l’image, Coco« . Mais pour certains (obscurantistes érigés en penseurs) celle du journaliste lui-même n’apparaît pas comme légitime.

Etonnant paradoxe. « Montrer sans se montrer » est le plus souvent la règle ces dernières années, comme s’il faillait gommer le témoin-journaliste de la scène d’action en cours ou passée et se contenter de sa parole comme un écho embrouillardé, en retrait de celle du « vrai sachant« , l’interviewé. Qui peut facilement, plus encore grâce à ce statut illusoire warholisé, « l’enfumer« …

Or réduire le rôle du journaliste à celui d’un « récitant produisant du texte destinéà raccorder des interviews« , c’est non seulement lui voler sa parole, c’est aussi la décrédibiliser.

Devenu simple porte-voix des témoins directs ou indirects sans pouvoir y ajouter sa sensibilité et de la mise en perspective, il n’a d’autre possibilité d’offrir à son média une moins-value journalistique. Identique à celle du journaliste du média voisin. Offrant finalement au public friand de diversité, une uniformité informationnelle bêlante et réductrice du débat démocratique.

Comment dès lors imposer à ce même journaliste (devenu ou jugé par sa hiérarchie, et plus ou moins inconsciemment par son public, « incapable de raconter« ) de faire témoignage d’un évènement par écrit pour le web ?

Or en l’absence d’un changement d’orientation éditoriale des principales rédactions, le web est sans nul doute le lieu de ré-appropriation de la parole pour le journaliste de télévision.

Encore faut-il qu’il en ait l’envie et la possibilité… Et quand bien même il les aurait, serait-il à même de pouvoir produire un contenu qui lui soit propre avec une parole aussi décrédibilisée ?

Et « techniquement » saurait-il écrire print, lui, homme de l’image ?

Le web relève-t-il des canons de la presse écrite ?

C’est l’autre débat, bien entamé lui aussi, tant par les professionnels que par les universitaires qui s’interrogent autant sur l’usage du lien hypertexte que sur celui de la « pyramide inversée » .

De traditionnelles écoles de journalisme ont rapidement tranché la question par une formation commune.

Pour ma part, je conçois parfaitement un article sans texte, avec une iconographie simple, la mise en forme d’un fait.  La mise en perspective de ce fait est toute aussi importante et peut-être proposée sous la forme d’un renvoi par lien hypertexte vers un contenu plus développé .

Mettre en forme des données, hypertexter, raconter autrement, c’est aussi du journalisme. Et cela s’enseigne.

A mon sens, un bon site web devrait être le creuset d’un mélange équilibré de différentes écritures permettant au lecteur de s’informer de façon plus ou moins approfondie selon son envie. Mais  aussi de partager, d’échanger avec le journaliste qui ne se sera pas contenté d’aligner les interviews mais qui saura aussi capable de raconter, écrire comme il ressent et de justifier, d’expliquer ce ressenti avec les lecteurs qui le souhaitent. Et il ne s’agit plus là de presse écrite normé, mais bien d’échange, de dialogue, de vie.

Dès lors les choses paraissent simples. Le journaliste, notamment de télévision, se ré-approprie les fondamentaux de son métier et raconte autant qu’il se raconte, reprenant confiance en lui et en son jugement, ne craignant pas de le confronter au regard et à la parole de l’autre.

Il y a toutefois un problème. Et il me semble de taille.

Pour permettre au journaliste cette ré-appropriation, il lui faut arriver dans un lieu déminé. Ce site internet dont il va lui falloir apprivoiser les règles, les codes et les publics. Tous différents de celui d’un écran télévisé qui n’a d’interactif que son reflet encore vitré. Or pour que le lieu soit déminé, il faut qu’il ait au préalable été aplani, préparé, avec soin et par une équipe adaptée, dimensionnée…

Ce qui est rarement le cas aujourd’hui.

Or vouloir à tout prix, à marche forcée, imposer à un média une extension numérique, c’est prendre un double risque majeur : mentir au public et démobiliser la rédaction.

 

La réussite ne peut passer que par une mise en place raisonnée avec des outils adaptés, une équipe dédiée, dimensionnée et percutante et des règles fonctionnelles et hiérarchiques claires, notamment dans la synergie avec la rédaction du média.

Sur le plan humain, il faut au minimum former les journalistes déjà en place mais le plus souvent également recruter. Pour capitaliser sur l’avenir. Car ceux qui rejoignent le web aujourd’hui sont ceux qui aideront leurs collègues du média à s’approprier cette extension en douceur, en leur en montrant les pratiques et l’intérêt.

Ne pas entreprendre cette démarche indispensable, ne pas mettre les moyens humains nécessaires, c’est probablement condamner par avance le site internet et à terme le média lui-même en oubliant que le public de demain est sans doute déjà là, plus jeune, plus technophile, féru d’informations, surfant sur la vague numérique avec des attentes qui lui sont propres et auxquelles il cherchera à répondre par tous les moyens que lui offrent les nouvelles technologies. Et qu’il n’a et n’aura que peu en commun avec des journalistes aux pratiques d’un autre temps, si ceux-ci et leur encadrement ne prennent pas la mesure de leur propre retard numérique.

Bref, lancer un site, sans de véritables moyens et une véritable équipe, c’est cantar brespes aban mayties*.

* Mettre la charrue avant les boeufs.