A newsroom with a view #1 : les différents niveaux du journalisme de crise

Posted on 13/04/2020

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Jusqu’à cet épisode du coronavirus, je n’avais jamais vraiment réfléchi à la notion de journalisme de crise. Qui à mon sens n’est pas systématiquement lié à un journalisme face à une communication de crise. En tout cas, pas à son premier niveau.
Ce premier niveau est celui d’un simple changement organisationnel. Appelons-le « changement de sujet ». Vous partez sur un reportage, calé en amont (ou pas) et subitement, dans un timing qui peut être une source de stress complémentaire (la proximité du JT par exemple), vous devez changer votre fusil d’épaule. Il ne s’agit pas simplement de prendre un autre chemin, de trouver d’autres interlocuteurs, c’est aussi agir sur le flux de fabrication du reportage qui implique d’interagir avec l’ensemble des acteurs de la production d’information télévisuelle. Le chef d’édition qui huile les rouages entre l’équipe sur le terrain et l’équipe technique à laquelle celle-ci est liée. La scripte, qui recueille les noms et localisation des intervenants, le monteur dont le temps de travail sur le reportage va se trouver amputé, le mixeur car le sujet peut arriver plus tard que prévu, voire durant le direct, le présentateur, une fois l’angle du reportage déterminé. Pour l’équipe de journalistes, c’est une situation quotidienne, quasi routinière mais il s’agit bel et bien d’une situation de crise.

Le second niveau est très proche du précédent. Il pourrait s’intituler «modification éditoriale ou panne technique ». Les exemples en sont nombreux. Je vais en donner deux, simples. Pour le premier, nous sommes sortis du montage. Au moment d’entrer dans la cabine de mixage pour poser sa voix, une information complémentaire tombe et modifie le sujet traité. S’il s’agit juste d’un paragraphe à modifier, il est facile de le réécrire dans le schéma monté déjà existant. C’est une simple source de stress limité. Mais s’il faut changer en profondeur, la question se pose alors de remonter le reportage, sans forcément le temps nécessaire pour le faire. Une solution est de laisser le reportage tel quel et de demander (source de stress pour lui) au présentateur de donner un complément d’information. Une autre solution est d’annuler la diffusion du reportage et de faire, à la place [la durée du JT est strictement minutée, à la seconde près] intervenir le journaliste en direct.
Sur le plan technique, une panne au mixage par exemple ou dans les tuyaux d’un serveur peut avoir comme conséquence identique de faire intervenir le journaliste en direct. Autre exemple, la panne vidéo au moment d’un direct extérieur peut induire, si le traitement informatif mérite d’être maintenu, de prendre le journaliste en direct téléphone, avec d’importantes contraintes techniques au niveau des échanges avec la régie. Dans cet exemple, scripte, preneur de son, responsable d’édition et présentateur sont tous susceptibles de parler (parfois en même temps et pendant le direct) dans l’oreille du journaliste.

Le 3e niveau rejoint ce qu’évoque Daniel Anicet Noah dans un entretien datant de 2015, quelques jours après l’attaque de Charlie Hebdo : un « journalisme qui se pratique dans une situation de communication de crise ».
« Charlie » a bien sûr été l’exemple même d’une nécessité brutale de s’adapter à un événement tragique à l’échelle du territoire national et d’en adapter le traitement de l’information. Mais son « environnement », même proche de ce que nous vivons avec la pandémie de coronavirus, n’a pas fait totalement bousculer notre mode de fonctionnement. Et pas sur une si longue période. Bien sûr des décisions organisationnelles prises à cette époque et renforcées après le Bataclan sont bien toujours en vigueur aujourd’hui (sas et filtrage dans nos emprises, y compris régionales, pour ne citer que cet exemple). D’une certaine façon, la crise des gilets jaunes nous a elle-aussi amené à reconsidérer notre façon de travailler. Sur le fond bien sûr. Mais également sur la forme, avec la présence d’un agent de sécurité, désormais sur certaines manifestations. C’est un autre exemple.
En « deçà » de ces deux exemples caractérisant ce niveau «3 », mais au-delà du niveau « 2 », il y a ces événements qui peuvent impacter une rédaction et ses choix éditoriaux mais sur un temps plus court.
J’en ai vécu professionnellement quelques-uns car fort heureusement ils ne sont pas si nombreux. Je vais citer la catastrophe ferroviaire de Zoufftgen, la percussion sur la même voie d’un train de voyageurs et d’un train de marchandise, à quelques mètres de la frontière avec le Grand-Duché de Luxembourg, sur le territoire français. Ce 11 octobre 2006, je suis le premier rédacteur sur place avec mon collègue JRI et un photographe de presse écrite. A la vue de l’enchevêtrement des carcasses de métal, je prends contact avec le rédacteur en chef de l’édition du jour du JT et nous mesurons de suite que le journal régional prévu ce soir-là est désormais caduc. Je n’entrerais pas dans le détail de cette journée dont le déroulement à lui seul remplirait un dossier très fourni d’analyse de gestion d’une crise transnationale impliquant des acteurs locaux, régionaux, nationaux et internationaux et des médias de toute l’Europe. Je préciserais juste que nous sommes passés d’une tranche régionale d’une heure, composée de plusieurs modules (séquence régionale, décrochage journal local de Metz, JT régional), à une édition spéciale de 50 minutes (avec inserts nationaux pendant et après) réalisée quasi intégralement depuis le terrain par de nombreux journalistes et les équipes techniques, avec un soutien éditorial et technique impressionnant depuis Metz et Nancy. Preuve, s’il en était besoin, que la télévision nationale à décrochages régionaux (le France 3 d’encore aujourd’hui) sait faire une pleine place aux acteurs régionaux de l’information télévisuelle quand l’actualité l’exige.

Le 4e niveau m’était jusqu’alors inconnu. Jusqu’à cette pandémie qui, pour nous aussi, a tout bousculé. Dans une période déjà particulièrement intense, celle des élections municipales, avec en toile de fond les annonces en janvier 2020 de la direction de France Télévisions sur les évolutions à venir du réseau régional de France 3. Pour faire simple, faire passer France 3, de son statut de chaîne nationale, à un réseau d’une dizaine de chaînes régionales (dont France 3 Grand Est pour ce qui me concerne) avec décrochages nationaux. Cette révolution devant se faire d’ici 2022 et mise progressivement en application dès l’automne 2020.
Mais le Covid-19 est arrivé. Et si officiellement rien n’a changé, nul doute que les transformations que nous vivons depuis le début du confinement -dans nos méthodes de travail notamment- pourraient bien avoir des conséquences inattendues sur ce futur évoqué début janvier.

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