Lorsque je suis arrivé en septembre 2010 à Nancy pour participer au développement de l’offre d’information numérique dans ses formes nouvelles -prenant notamment en compte l’existence des réseaux sociaux- le numérique, à l’échelle de France Télévisions, était surtout le lieu où étaient archivés journaux et reportages. Progressivement, depuis plusieurs années, des pionniers ont tenté d’apporter des compléments éditoriaux à ce simple archivage mais il s’agissait le plus souvent d’expérimentations qui ne se sont pas développées véritablement.
Comme mes 23 homologues dans les autres régions de France (ce que nous appelons aujourd’hui des « antennes » au sein du réseau France 3), j’ai brique par brique, expériences après expériences, mis en place le schéma développé par la direction nationale du numérique avec l’aide de mon N+1, du rédacteur en chef et des services techniques, avant de finalement en prendre la supervision éditoriale par délégation du délégué régional puis depuis 2017 du rédacteur en chef.
Dernière étape de l’évolution, au 1er janvier 2020, je devenais, comme mes collègues rédacteurs en chef adjoints spécialisés sur l’éditorial TV, un rédacteur en chef adjoint à double compétence web et TV, à l’issue d’une période de formation spécifique (télé pour moi, web pour eux). Il en est allé ainsi dans toutes les antennes de France 3 en région. Avec aujourd’hui, sur le papier, près de deux cents cadres en capacité d’encadrer soit un JT, soit une équipe web et ses publications. Bien sûr, nous n’en sommes qu’au début de cette double compétence managériale. Et il y a encore pas mal de chemin à faire pour que la fluidité de la gestion au quotidien soit parfaite, la force des schémas habituels étant encore, parfois, très prégnante. Travailler avec le timing d’un JT à 12h et 19h n’est pas la même chose que de sortir très vite 80 mots dans la première version d’un article sur une information préalablement vérifiée. Puis compléter et « enrichir » celle-ci. La maîtrise d’une nouvelle temporalité est un exercice qui peut être extrêmement déstabilisant.
En Lorraine, nous avons entrepris assez tôt (depuis au moins 2 ans), une rotation de certains des cadres à la tête de l’équipe web (au minimum pour me remplacer en cas d’absence ou de congés) et nous avions même identifié un vivier interne à notre rédaction de journalistes capables d’effectuer ces remplacements ponctuels. De sorte que quand la décision a été annoncée de ne plus faire de l’encadrement du web une spécificité, nous étions en ordre de marche, en grande partie. Evidemment, il y en aura toujours parmi nous pour préférer le web ou le JT, par affinité technique ou toute autre raison. Mais en bonne intelligence, chacun semble à même de pouvoir remplir les deux missions. Bon en réalité, j’exagère un peu : n’ayant pas encore suivi la formation JT, je continue à faire surtout du web, mais dès la fin de la crise, j’y passerai comme mes camarades. Promis.
Lorsque le Covid-19 a pointé le bout de sa couronne en France, nous avons senti que des choses pouvaient se passer.
Alors que nous avions le nez dans le guidon des municipales et que le 1er tour approchait, un recensement des acteurs et des matériels disponibles en interne en cas de télétravail a été décidé par notre direction nationale. Avec le constat d’une quantité restreinte de matériel. Le jeudi précédant le 1er tour, nous nous sommes retrouvés avec un préavis de 2 jours, en situation de devoir simuler, en grandeur nature, en restant chez nous, pour ceux qui avaient un PC portable en dotation, une journée réelle de télétravail. Ce qui a permis de mesurer l’ampleur de l’organisation nécessaire. Nous n’imaginions pas alors que 4 jours plus tard, ce mode de travail entrerait en vigueur…
Lundi 16 mars, après avoir fait le point sur les analyses post-1er tour en publication par l’équipe web, nous nous sommes répartis le matériel disponible. A ce moment-là, l’autorisation avait été donnée, pour ceux qui le souhaitaient, d’emmener chez eux leur PC fixe de bureau. Il a fallu évidemment en amont, vérifier avec nos informaticiens que les outils du quotidien fonctionneraient bien à distance, notamment avec les éléments de sécurité propre à l’entreprise. Certains des journalistes ont donc embarqué leur tour, écran, clavier et souris, d’autres ont pris possession d’un des portables disponibles, avec un dock et les cordons ad hoc. Notre éditrice a pris en charge le MacBook servant à fabriquer nos modules hybrides et Facebook et deux de nos journalistes ont pris possession de nos pack mojo (journalisme mobile : iPhone8 avec micros et matériels divers), en prévision d‘éventuelles sorties. Un choix qui s’est avéré judicieux par la suite. Puis chacun est rentré chez soi.
Le lendemain matin, mardi 17 mars, 1er jour officiel du confinement, j’ai mis en place les bases de ce qui allait être notre cadre d’activité numérique quotidienne.

Les 3 écrans de mon bureau de télétravail pendant la durée du confinement à la maison (y ajouter 2 téléphones ;-)). Connexion personelle Fibre à haut débit.
Il faut bien garder à l’esprit que le journaliste, tout individualiste qu’il puisse être, est un animal grégaire. Se retrouver chez soi, seul ou en famille, et seul face à son écran et son clavier, peut-être très déstabilisant. Comme pour tout télétravailleur, les lignes entre vie privée et vie professionnelle sont parfois ténues et l’absence d’interlocuteur physique peut rapidement être source de stress. En particulier dans une activité qui n’est que pour peu de journalistes de la rédaction, une activité régulière ou quotidienne.
J’ai donc fait le choix de m’appuyer sur un socle de journalistes aguerris au numérique, en laissant la possibilité aux autres -ceux qui font plutôt en général des reportages télé- de nous rejoindre. En partenariat avec ma collègue en charge du planning. En parallèle, j’ai construit un cadre pour ce quotidien du traitement numérique de l’information, avec une « ligne de vie » et des rendez-vous ponctuels, en utilisant les ressources proposées par les réseaux sociaux. J’ai d’abord créé un groupe WhatsApp où les contributeurs web sont tous réunis, à charge pour eux de désactiver les notifications lorsqu’ils ne sont pas affectés à l’activité numérique du jour, ou bien de me demander de les en exclure s’ils le préfèrent, le temps de leur absence. Le fil de messages de ce groupe WhatsApp est notre ligne de vie, le lieu de nos échanges et si nécessaire de nos débats en groupe. Cependant, quand un sujet doit être vraiment approfondi, nous passons à un échange en « tête à tête » par messages privés afin de ne pas déranger le reste du groupe.

Le fil « Web Lorraine du jour », indispensable ligne de vie de notre journée. S’y ajoutent les fils « Web Grand Est » et « Editorial Nancy » pour les managers
Plusieurs rendez-vous rythment notre journée au cours de laquelle chacun s’organise en autonomie une fois les sujets répartis. Certains ont besoin d’échanger régulièrement, d’autres beaucoup moins. C’est là que la connaissance des personnalités de son équipe est importante pour le manager. Interagir avec untel ne se fait pas de la même façon avec tel autre. Mais la disponibilité du manager, elle, doit être entière (dans la limite du raisonnable). J’ai fixé quatre rendez-vous quotidiens dont un « obligatoire », celui de 9h30, notre conférence de rédaction web. Ni trop tôt, en particulier pour ceux qui ont des enfants à la maison ou des aînés à s’occuper, ni trop tard s’il y a un ou plusieurs sujet d’actualité à traiter rapidement. Je fais ensuite un « coucou » à midi pour rappeler à mes équipiers d’aller déjeuner et à 14h pour leur indiquer que je suis à nouveau disponible. Je constate au bout de 3 semaines que le ton sur ce fil est relativement détendu, parfois les blagues fusent mais on y engage aussi des discussions sérieuses dans le choix de nos reportages.
Enfin à 17h30, je lance une visioconférence par Skype, à partir d’un « groupe » constitués des mêmes personnes. Ce moment de la journée où chacun peut voir l’autre est très vite devenu important. La vacation du jour est terminée pour la majorité de l’équipe, ne reste éventuellement qu’un ou deux articles à finir pour eux, à relire et valider pour moi. C’est un temps de parole, qui bien sûr débute sur le débriefing de la journée, les éventuelles consignes à passer mais qui assez rapidement part sur l’évocation du quotidien de chacun d’entre-nous. Une parole libre, comme à la machine à café mais dans une intimité propre. Nous y parlons enfants, fatigue, voisins, angoisses, coupe de cheveux ou tout autre sujet du moment. Librement. Et cela fait un bien fou.
En général j’essaie de ne pas dépasser, pour ma propre activité, une amplitude horaire qui va de 7h30 à 19h30. Et l’équipe a bien compris que ces limites d’interaction m’étaient indispensables, ainsi qu’à eux, pour courir ce que nous avons identifié, dès le départ, comme un marathon. Se préserver pour durer.
Ainsi un membre de l’équipe me confiant au matin un coup de moins bien ne sera pas mis à contribution autrement que « prends du temps pour toi, jette un œil sur ton environnement, cela nous fera peut-être un bon sujet demain ou plus tard ». Je n’ai pas d’état d’âme par rapport à cela. Toute notre équipe de contributeurs est motivée, serait même prête à fournir 2 voire 3 articles dans la journée. Des articles qui sont le plus souvent originaux, fruits de nos propres initiatives, de plus en plus longs, riches, denses et dont les statistiques nous disent que les lecteurs prennent du temps à les parcourir. Donc les apprécient. Je préfère proposer trois « bons » articles de cet ordre dans la journée que de démultiplier notre activité pour produire sur des sujets qui souvent ne sont que la redite de ce qui est proposé ailleurs.
D’autant que nous ne sommes pas seuls. Notre site internet est à l’échelle de la région administrative. Les contenus de France 3 Grand Est sont réalisés par les équipes de Lorraine, Alsace et Champagne-Ardenne et à la fin de la journée, les articles publiés sont nombreux. Nul besoin donc de s’inquiéter de l’offre de lecture. En revanche, la coordination pour ne pas doublonner est indispensable. Un pilote, journaliste issu de notre direction régionale a donc pris naturellement la charge de la coordination de nos publication, celle de faire remonter vers Paris et les autres régions les sujets pertinents car transversaux (mais pas seulement). Et mes homologues de Strasbourg et de Reims ont mis en place leur propre organisation interne. Cela à l’échelle du numérique. Avec un fil WhatsApp là aussi dédié auquel s’est ajouté un fil pour l’encadrement numérique à l’échelle de la grande région.
Nous en étions là à la première semaine de confinement -à peine entamée- quand la décision logique est arrivée de Paris : la limitation aux indispensables présences dans nos locaux. Le télétravail devenait la règle pour tous. Et le JT devenait lui aussi « grand régional ». Des sept équipes quotidiennes pour faire un journal télévisé à son échelle, chacune des antennes n’avait plus qu’à en mobiliser trois (soit six journalistes) pour contribuer à ce journal télé du Grand Est, piloté par chaque antenne à tour de rôle. Et comme mes collègues, j’ai vu arriver de nombreux journalistes dans le planning des contributeurs web. Imaginez qu’en janvier, la règle était de 3 contributeurs par jour et que le premier vendredi du confinement je me suis retrouvé avec 11 journalistes à encadrer !
Une situation rêvée pour qui veut constituer une vraie rédaction numérique en temps normal, un « enfer » en situation de confinement, quand le pilote est seul aux commandes de l’avion. Un simple exemple pour faire mesurer l’ampleur de la tâche managériale : la relecture sérieuse d’une publication et sa diffusion via les réseaux sociaux, incluant les interactions avec le rédacteur, prend en moyenne 15 minutes au minimum par article. Multipliez ce temps par onze, avec des publications arrivant vers 17h. Cela fait trois heures, au minimum. Souvent bien plus pour de multiples raisons. Avec l’impossibilité de faire en même temps de la veille, la visio Skype du soir, les interactions avec l’équipe managériale, la lecture des mails, etc
Nous avons donc convenu de fixer la jauge à 6 contributeurs par jour au maximum en Lorraine avec aucune contribution rédactionnelle de ma part (sauf actu chaude et en cas de non-disponibilité d’autre journaliste), juste du management. Mais même ainsi, la charge mentale est lourde et la fatigue difficile à gérer sur le long terme. Alors que nous attaquons la 4e semaine de confinement et que le 11 mai semble encore loin, je constate que je dors beaucoup en journée le week-end pour effacer la fatigue physique. Mais la fatigue nerveuse elle est plus délicate à gérer, sans avoir vraiment la possibilité de s’oxygéner. Ce constat fait le week-end dernier, j’essaye depuis de vraiment décrocher, totalement, pendant mes jours de repos et de faire de vraies pauses dans la journée. Et même quelques exercices physiques. C’est de toute façon indispensable. Et c’est là que je mesure la chance que nous avons de nous être organisés depuis plusieurs mois pour me remplacer sans que cela nuise à l’activité de l’équipe numérique. Depuis quelques jours, deux de mes collègues m’accompagnent et parfois me remplacent. Ils se sont mis « dans mes chaussons » (ce sont leur mots) et l’équipe fonctionne de la même façon que quand je la pilote. De sorte que finalement, seul l’environnement de travail a changé. Bien plus que cela en réalité, mais chacun s’accorde à dire que nous avons trouvé un mode de fonctionnement qui, même en situation dégradée de journalisme de crise, nous permet de remplir notre mission d’information de service public. Sans rien sacrifier à nos fondamentaux : la recherche et la vérification avant publication.
Je ne dis pas que nous avons trouvé la panacée en termes d’organisation de crise pour un traitement digital pertinent de l’information. Ce n’est que notre organisation. Elle est améliorable à de très nombreux niveaux (matériel pour commencer, je rêve au quotidien des deux grands écrans de mon bureau). Mais elle fonctionne Et c’est bien l’essentiel. Elle fonctionne notamment parce que chacun prend sur lui et joue le jeu de l’équipe. Une équipe dont je suis extrêmement fier en tant que manager. Et dont j’espère qu’elle sera un modèle pour notre activité future, quand tout reviendra à la normale…

La visioconférence de l’encadrement Lorraine a lieu régulièrement dans la semaine pour nous permettre d’interagir directement.
La vision de l’encadrement Lorraine a lieu régulièrement dans la semaine pour nous permettre d’interagir directement.
Les grandes lignes de ce billet ont été publiées sur Méta-Media, le blog de France télévisions qui « décrypte les tendances pour comprendre les médias et le journalisme de demain ».
Posted on 15/04/2020
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